Ангелы позвали - Оркестр Незаживающих Ран
L’appel des anges - Orchestre des plaies inguérissables
Dix-sept heures, me revoici au marché, section baies et miel. Valia a passé la journée debout dans le froid, avec une veste matelassée verte comme sa casquette et un gilet de nylon bleu. Face à son air incrédule, je lui demande si elle pensait que j’aurais oublié. Elle le pensait.
Elle me montre ses valenki et ses gants, jette un œil rigolard sur mes bottes pointure 40 : "t’as pas froid, avec tes bottes de fermière ?" Je comprends à la seconde le caractère ridicule et peu approprié de ma tenue, et que je suis condamnée à porter ma croix sur encore plus de 10000 km. Sauf à acquérir dans un torgovii tsentr une de ces paires de bottes à talons dont la seule vue est une torture.
Valia range sa marchandise. Pas besoin de frigo, la chaîne du froid est garantie pendant une bonne partie de l’année. Et en été, Valia, tu fais comment ? En été, je suis à la datcha.
On va faire les courses : tomate, lard frais, poisson fumé, concombre. On prend le tramway, qui brinquebale quelques kilomètres à travers les montagnes russes de Khabarovsk pour nous déposer dans un quartier où constructions neuves, chantiers, maisons de bois, cabanes de briques, petits jardins, esplanades en pavés de béton, terrains vagues et bosquets s’entremêlent et cohabitent. Voici l’immeuble, avec son digicode mécanique. Comme la plupart des immeubles collectifs russes, entrée et escalier sont dans un état abominable, puant la pisse et couverts de graffitis. Les appartements ont été vendus, à un prix défiant toute concurrence, à leurs habitants, réhabilitant la notion de propriété. On a juste omis de préciser en ses détails la notion de copropriété...
- Valia en son salon
Faut-il parler de l’ascenseur ? On l’aurait souhaité carrément en panne. Mais ne vexons pas notre hôte. Troisième étage. Valia ouvre sa porte, blindée à ses frais. En surgissent simultanément un souffle de chaleur, de la musique à tue-tête et de la lumière en veux-tu en voilà. Valia m’a pourtant dit qu’elle était seule. C’est justement la cause de la chaleur, de la lumière et de la radio : quand son mari est absent, elle déteste arriver dans un appartement qui semble inhabité.
Prêt de pantoufles. L’appartement est grand, trois pièces et une cuisine de bonne taille. Valia me fait visiter : "Ici, j’ai tout, tout, tout, mais c’est vieux. A la datcha, j’ai encore plus, et tout est neuf, même le grille-pain. Ici, je m’en fous. Ce n’est pas l’argent qui manque. C’est le temps". Valia épluche des pommes de terre, prépare tomates et concombre et se livre à un interrogatoire en règle sur Paris. J’ai le droit de fumer une cigarette dans les toilettes, et de jeter le mégot dans la cuvette, comme le mari.
Au menu : salades, puis pommes de terre avec crème aigre, poisson fumé et lard, et une bière. Café.
On passe au salon, jardin d’hiver avec des rideaux dorés, un bouquet gigantesque de lys en tissu rapporté de Chine. Valia effeuille avec moi ses albums de photos : avec les enfants en Crimée, avec sa fille en Chine, avec les voisins à la datcha. Je ne sais si elle perçoit ce que ces photos, pour moi, ont d’étrange, moi qui me glisse en catimini dans une intimité lointaine : les gros nœuds roses sur les cheveux d’une petite fille, ce monsieur en caleçon de bain tricoté, les bébés sous leurs bonnets, le sourire éclatant d’or du tonton.
Mais la Crimée, on n’y va plus. Ni à Sotchi. Trop loin, trop cher. Reste la datcha, où il y a tout tout tout. Vsio, vsio, vsio. Un tout que ne prendront pas ces scélérats de milliardaires. La fille de Valia voudrait partir en Angleterre. Sa nièce est bien au Canada ! Mais Valia n’ira pas à l’Ouest : sa sœur est rentrée du Canada complètement sidérée : nous, ici, tu as vu, on achète au marché, chaque jour, ce qu’on veut. Au Canada, imagine ça, ils prennent la voiture, et une fois par semaine, ils vont au magasin, ils remplissent leur frigo, et voilà. Non, ce n’est pas une vie.
Pas une vie. C’est quoi, la vie ? Valia évalue : son appartement, à Khabarovsk, on lui dit que ça serait 4 millions de roubles. - Je ne sais pas, Valia... - Je suis peut-être très riche, je ne sais pas, tu crois ça ? - Je ne sais pas, Valia...
Valia enseignait l’économie dans une école de Khabarovsk, elle a pris sa retraite, elle s’occupe au marché - et puis ça fait des sous. Elle compose des poèmes en toute occasion, parce que son cœur déborde, pour dire à sa fille qu’elle est belle, à son mari qu’il est le meilleur des hommes.
Vingt-sept degrés dans le salon, la lutte contre le froid, la nuit en train, le décalage horaire : ma capacité d’éveil est épuisée. Valia me ramène au tramway, la lune est floue.