Gare de In. Un homme dans mon compartiment : Arseniev en personne ! Hautes bottes de cuir, pelisse, chapka sibérienne. Il m’adresse un viril "zdrazstvouitié", planque sac, chapka et pelisse sous la banquette, arrange sa couchette. Sort un polar d’Akounine, s’allonge, bouquine. Très digne, jeune et beau.
A la gare de Birobidjan, la nuit est presque là.
Je suis fâchée contre moi-même, de n’avoir pas eu l’audace de m’arrêter à Biro, singulière "république juive" en plein est lointain. L’audace ? Quelle audace ?
Arseniev lit : je ne connais pas encore son Akounine, sans doute n’est-il pas traduit en français. J’opte pour le wagon restaurant. Vide. Il y a le cuistot, la serveuse, un homme aux fonctions indéfinies. Mon arrivée les perturbe, ils buvaient tranquillement une bière. J’en commande une aussi : Sibirskaia Korona. Une soupe. Des boulettes avec des pommes de terre françaises (frites). Le trio m’observe, se fait gentil à la russe, c’est-à-dire : pose en bougonnant un bouquet de fleurs sur ma table, lâche des sourires instables, parle bas. Finit par me demander d’où je viens. Que répondre ? Dans l’absolu, je viens de France. Relativement, je viens de Vladivostok, puis de Khabarovsk. Je ne suis pas certaine que ma position relative leur importe, ni qu’ils l’ignorent. Je m’en tiens à l’absolu : je viens de France. Ils se concertant en silence, reportent leur regard sur moi : de France. La serveuse verse le reste de ma bière dans mon verre, signe d’une grande déférence.
Je paie, retourne dans mon compartiment. Arseniev dort. Je me couche, m’emberlificote dans mes pull-chaussettes-pantalon pour revêtir mon sublime pyjama noir et rose. M’endors. Le store est ouvert, les petites gares à peine éclairées me font ouvrir un œil de temps à autre : Birakan, Izviestkov, Obloutché, Koundour Khab, Arkhara, Boureia, Zavitaia, Iekaterinos, Pozdiéiévka, Vozjeievka, Biélogorsk (1/2 heure d’arrêt), Svobodnii...
Au petit matin, Arseniev se réveille, se fait un café, enfile pelisse et chapka. Il est 7h51 heure locale, nous sommes à Ouchoumoun, 1 minute d’arrêt. Il m’adresse un "vsio dobrovo"("que tout aille bien") très doux, quitte le compartiment. Il n’y a rien, à Ouchoumoun : un quai. Un homme en chapka et pelisse. Une route. Une cabane. Sur la route, un 4x4. Sans doute pour Arseniev. Plus loin, dans la neige, depuis le train, j’aperçois un genre de fortin comme on en voit dans les westerns : quelques constructions de bois à l’intérieur d’une palissade.