----- Original Message -----
From: picabiette
To: Cathbleue
Sent: Tuesday, April 08, 2003 11:24 PM
Subject: zone de rétention
Donc, nous
étions dans le train, en route pour Magdagachi. Places 1 et 2,
près des cabinets et du samovar... A la gare de Ushumun, sur le
quai, j'aperçois une babouchka vendant des confitures et des boissons.
Rayon de soleil. Je descends, Albert sous le bras, la poule sur l'épaule
(depuis qu'elle lévite, la poule aime les positions élevées).
J'essaie de me faire comprendre, je sors mes sous, je papotte avec la
babouchka...
La
gare d'Ushumun est charmante, de ce joli bleu marocain que tu aimes bien.
N'étaient la température (- 7 seulement ces jours-ci), l'absence
de mer, une population différente et une langue qui n'a rien à
voir, on se croirait à Essaouira. Et me voilà saisie de
langueurs méditerranéenne sur le quai de la gare de Ushumun,
la bouche pleine de confiture... Si je m'attendais à ce que le
train démarre sans nous ! On a beau être prévenu que
l'heure c'est l'heure, à force d'attendre dans les gares, d'entendre
les voyageurs déplorer des dizaines d'heures de retard, on n'y
croit plus...
Panique. Pas de papiers. Je m'adresse au guichetier, qui
n'y comprend rien, sauf qu'une étrangère munie d'une poule
vient troubler sa quiétude. Il appelle la police. Et ça
ne rigole pas, la police, à Ushumun. Nous voici cantonnés
tout au bout de la gare, dans un réduit humide. Ils ont beau me
demander des papiers, je ne peux pas les produire. Si tu savais comme
c'est compliqué, de prouver qu'on est soi, et pas une autre.
Que penses-tu d'une démarche par élimination,
dans cette situation ? En restreignant de plus en plus le champ des possibles.
Si je suis ne suis pas un homme, c'est que je suis une femme. Je ne parle
ni anglais, ni russe, ni coréen, ni japonais, ni kumi, ni breton...
Donc, je parle français. Je n'habite ni Saint-Léon, ni Vitry-sur-Seine,
ni Brest Litovsk, ni l'Aubrac. Donc j'habite Paris. Tu arrives ainsi au
seul possible: que tu as un enfant, une poule, et que tu es en rade sur
un quai de gare dans le Far East : alors, soudainement illuminés,
les policiers te reconnaissent, ils conviennent que tu es toi, pas une
autre. C'est la solution quand on n'a pas de consulat sous la main.
A Ushumun, va donc trouver un consulat. Tu sais combien
il y en a, des consulats de France, en Russie ? Dis un nombre...
Il y en a deux. Tu as un ambassadeur, M. Blanchemaison, et deux consuls,
MM. Berlioz et Visconti. Côté noms, on fait fort, remarque.
Alors, Ushumun... Ils nous ont gardé trois jours là-dedans,
et je me demande encore comment ils ont fini par croire que j'étais
moi et que le petit, c'était Albert. Je n'avais pas fini de balayer
le champ des possibles. Ils n'ont rien demandé à la poule.
Ne crois-tu pas que nous avons fini par les embarrasser
?
Le temps a été très long, il faisait
froid, malgré un poêle. Les couchettes étaient inconfortables,
et nous n'apprécions pas d'être bouclés. Même
avec une vieille télé noir et blanc. Le Kant-Lexikon nous
a sauvés de l'ennui. Tu penses à un mot, tu le cherches.
Pourvu bien entendu que tu aies des pensées qui ne soient pas vulgaires
et trop intensément matérielles. Albert a aperçu
que la fréquentation des philosophes pouvait être aussi excitante
que celle de sa play-station. On n'aura pas voyagé pour rien.
Tu penses, par hasard, au mot "paix".
Tu lis : "Aucun Etat ne doit s'ingérer de
force dans la constitution ni dans le gouvernement d'un autre Etat".
Bien envoyé, non ? Tu ne veux pas demander à Dubble you
ce qu'il pense du droit cosmopolitique ? Il a des idées sur la
question qui ne sont pas du tout assorties à celles du bon Emmanuel.