кто кого - Ленинград / Qui va gagner - Leningrad

Retour à la gare . Sous l’œil de la militsia et des personnels ferroviaires, la vie des gares russes est faite des va-et-vient de voyageurs encombrés, des habitués qui traînent, et de ceux qui les surveillent. Mon poste d’observation sera le buffet de la gare, un endroit grisâtre et sonore, avec des tables en formica. Mais on a vue sur les portes d’accès aux quais, et sur les quais eux-mêmes.
Tandis que j’écluse un thé brûlant, un quatuor éméché, deux filles et deux garçons, fait son apparition. Ils agacent la serveuse, négocient le prix d’une bière, finissent par l’acheter en litre. Ils s’installent à une table du milieu. L’un des garçons, gueule d’ange déchu, vient vers moi, me prie de changer de table. L’appui d’un mur en effet serait utile ! Ça ne m’amuse pas du tout de me déplacer, alors je les invite à s’asseoir à ma table. Il y a là Irina et Katia, de Nertchinsk, Alexandre, de Tchita, qui parlent un russe précipité, haché, bref - et un jeune Mongol parlant russe à peine mieux que moi. Il y a deux langues russes, au moins : le russe "pointu" de la classe cultivée, et ce russe avalé, rapide, direct.
Le Mongol est sans papiers : il a passé la frontière Mongolie-Russie, s’est fait confisquer son passeport par les flics, et depuis, erre le long de la ligne du Transsibérien ou dans les "elecktritschki" [1] à la recherche d’un passage vers la Mongolie.
Alexandre, lui, vit dans la gare. "Ma femme m’a jeté"... Il porte des traces de coups. Intéressé par mon appareil-photo. Pour le détourner de cet intérêt immédiat, je l’immortalise sur le quai de la gare et glisse l’appareil dans la poche de la parka qui est contre mon coeur. Il me demande deux roubles, que je lui refuse : tu vas boire. Malin, il rétorque : si tu ne veux pas donner deux roubles, t’as qu’à en donner trois... Il veut venir en France, il sait tout faire dans une maison, l’électricité, la peinture, il en a marre de Tchita.
À quoi on pense
Quant aux vagabonds que je devais rencontrer sur ma route et dont on m’avait fait peur, ils ne sont pas plus redoutables pour le voyageur que les lièvres ou les canards.Tchékhov, Notes de Transbaïkalie, 1890
Le quatuor s’éloigne, je m’installe dans la salle d’attente, bondée. Dans le hall, une bande de Chinois reste blottie près des portes d’accès aux quais, compacte. Dans les hauts-parleurs une voix crachote un avis que je ne comprends pas. Le répète. Les gens se lèvent, bientôt la salle d’attente est vide, je sors. Un Russe se fait comprendre des Chinois : "Boum !" Alerte à la bombe... Les Chinois, comme un seul homme, se précipitent dehors dans le vacarme de leurs valises à roulettes. La gare est cernée de soldats, miliciens et pompiers, qui ramassent un clochard ivre-mort avant d’ouvrir les portes à nouveau. Fausse alerte ?
Je croise Alexandre, qui est certain que c’est du bidon, cette affaire, chiens de flics.
Au buffet du premier étage, Alexandre me piquera un paquet de cigarettes dans la poche : dis, Alexandre, je ne suis pas venue ici pour qu’on me vole. Un quart d’heure plus tard, il me rapporte mon briquet, rigolard : je l’avais piqué aussi. Alexandre passe de table en table finir les fonds de verres, les fonds de bouteilles, les restes de sandwichs et les mégots. Le Mongol tourne en rond. Les gamines sont parties brièvement avec deux pochards, puis avec deux autres. Et deux autres. Très hautes solitudes.