Constantin a toutes les audaces : il parle ! Le voici même disert. Il fait une chaleur à crever dans ce wagon, l’odeur de poisson fumé en est amplifiée. Je fais une tentative pour enfouir le poisson dans son plastique : malheureuse ! Il ne sera plus bon. Soit on le laisse à l’air, soit on le mange.
Alors, mangeons : l’omoul (poisson du Baïkal) que Constantin a acheté à la gare de Slioudianka est excellent. Cornichons, tomate. Bière fraîche. Je cale devant le bœuf aux pommes de terre, transporté à même la casserole. Mais pourquoi tant de nourriture ? C’est la maman de Constantin : elle a toujours peur qu’il n’y en ait pas assez. Ah, les mamas russes !
Finalement, on s’y fait, aux poissons. Je dormirai le nez dans le sac plastique, sans cauchemarder.
Constantin a pris le train à Tchita, il va voir un copain à Krasnoïarsk. Officier de l’armée russe, en poste dans le fond du fin fond, Tchita pour mémoire, il est très inquiet de ce que l’on pense de la Russie et des Russes, à l’Ouest. Très inquiet de la reconnaissance de l’indépendance du Kosovo : il ne comprend pas, il est offensé, personnellement. L’ouest lui reste en travers du gosier : installer des missiles aux frontières russes, non : c’est une agression, une provocation. Pour qui l’OTAN prend-il la Russie ? Elle va étonner le monde, la Russie, Constantin le sait. Poutine, et Medvedev après lui, ont mis, mettent et mettront de l’ordre. Poutine a arraché le pays aux oligarques. Qui, quand ils ne sont pas à Tchita en prison, font les malins à Londres ou Courchevel.
Constantin n’ira jamais en France : les militaires n’ont pas le droit de passer les frontières. Mais il estime que la Russie est suffisamment grande pour ne pas s’ennuyer. Pourtant, il admire la France, pour Napoléon, Alexandre Dumas, Victor Hugo et la Révolution. Pour Édith Piaf et Mireille Mathieu. Ah ! Fernandel, aussi ! Les premiers, il les tient de l’école, les seconds de la télévision.
Constantin veut bien que je le prenne en photo. Il se lisse les cheveux, ferme son col de chemise, prend la pose.
À quoi on pense
Je voyage avec deux lieutenants et un médecin militaire qui se rendent tous trois sur l’Amour, de sorte que mon revolver est tout à fait inutile. En une telle compagnie même aller en enfer ne ferait pas peur. En ce moment nous prenons le thé...Anton Tchékhov, à sa mère, mai 1890